Annoncé par des panneaux de signalisation peints à la bombe fluo, «Ralentir…» ou «Attention… SDF», le village des sans-abri et des «bien-logés» s'étend le long du canal Saint-Martin, aujourd'hui du square où le canal s'enterre vers Bastille jusqu'à l'écluse de l'Hôtel du Nord. Tentes igloo les unes derrière les autres en deux longues lignes droites, haussmaniennes, sur les quais de Jemmapes et de Valmy.
Aux premières tentes rouges uniformes plantées par l'association il y a une quinzaine de jours se sont accolées des tentes diverses, bigarrées, multicolores, comme une ville qui se développe avec une certaine anarchie, mais en respectant les «règles d'urbanisme» de la cité. Certaines portent un numéro, tel un pas de porte ; d'autres affichent, écrits à la main sur un carton, un nom, un métier – «métallurgiste», «cuisinier en dispo» – ; des photos ; une lettre, demande, histoire, Charte du canal Saint-Martin ; ou signalent : Occuper, ne pas s'installer, vide…
Dans les étroites allées aménagées entre chaque tente, quelques chiens, des ustensiles ou affaires, courses, un sapin pauvre aux guirlandes échevelées. Sur la berge, côté vue sur l'eau, des groupes parsemés discutent, partagent un café. Les habitants du lieu, souvent indistincts dans leurs vêtements de grand froid, se croisent, parlent, échangent avec une urbanité villageoise une fraternité, et une solidarité militante qui détonnent. Une petite foule se rassemble autour des espaces où sont distribuées des boissons chaudes et, certainement, nourritures, aménagés des deux côtés du canal. Une nuée de mouettes, avides des déchets de ce campement, a élu domicile sur ce bras d'eau.
Le long de l'avenue de tentes, les voitures ralentissent encore, les passants s'arrêtent, observent, donnent un avis, prennent du téléphone une photo, lisent les affichent, acceptent un tract et marquent leur soutien. Gros appareils photos et caméra de télé se rencontrent aussi beaucoup. Et, alors qu'une tête sort d'un auvent de toile, trois journalistes, microphone et caméra, en avant questionnent, enregistrent, écoutent peut-être…
Cité à l'intérieur de la capitale, le village des sans-abri et des bien-logés s'étend, quartier mouvant au sein du 10e. S'agrandira-t'il encore ? Jusqu'où ? Jusqu'à faire oublier son étrangeté ? Sa raison essentielle ? Ou jusqu'à faire changer le fonctionnement des aides aux plus démunis, le discours des politiques, les pratiques de solidarité de la société ? Il a, tout du moins, sans doute, transformé les regards sur la ville, son inhospitalité et son indifférence.
(Paris, décembre)
Site : les enfants de Don Quichotte
Libellés : Les enfants de Don Quichotte
